Lewis Hine et la photographie sociale

La puissance de la photographie dépasse largement le cadre artistique dans lequel elle ne peut être confinée. Nombreuses sont les images qui ont eu une influence considérable sur notre façon de voir les choses et ont fortement changé notre perception de la réalité en bousculant nos préjugés, nos certitudes. Lewis Hine est sans doute l’un des plus grands acteurs de cette prise de conscience par l’image d’une réalité qui reste dans l’ombre, loin des regards.

A travers son travail, le photographe a agité les consciences américaines, en utilisant son appareil photo comme un outil pour documenter les dures conditions des travailleurs, en particulier les enfants, souvent très jeunes. Finalement, après avoir parcouru les États-Unis d’Est en Ouest, les photographies de Lewis Hine, publiées et exposées à travers le pays contribueront à une profonde réforme du droit du travail.

La photographie pour témoigner

Né en 1874 dans le Wisconsin, Hine n’a pas commencé comme photographe. Il a d’abord obtenu un diplôme en sociologie à l’Université de Chicago en 1901, et a même enseigné la botanique et les sciences naturelles à l’Ethical Culture School de New York. Universitaire (sociologue), à l’Ethical Culture School, son directeur, collègue et mentor Frank Manny l’encourage dès 1904 a utiliser la photographie. Hine est un réformateur social et un intellectuel qui comprend l’importance sémiologique de l’image. Il réalise ses premiers reportages, à Ellis Island sur la condition des immigrants, puis au service du National Child Labor Committee lorsqu’il pénètre dans les usines clandestinement pour documenter l’exploitation des enfants. Ses photographies constituent aujourd’hui avec l’œuvre de son aîné Jacob Riis (1849-1914) les fondements du documentaire social.

Hine, comme Eugène Atget ou Brassaï mais aussi Walker Evans, n’a pas été un photographe technophile, préférant utiliser jusqu’à la fin de sa vie une chambre encombrante et peu pratique, surtout lorsqu’il s’agissait de travailler dans une foule, dans la quasi obscurité ou bien encore pour son seul ouvrage publié en 1931 et intitulé Men at Work, sur les cimes des gratte-ciel en construction.

« Maud Daly, cinq ans. Grace Daly, trois ans. Chacune trie environ un pot de crevettes par jour pour la Peerless Oyster Company. La plus jeune dit être la travailleuse la plus rapide. » Bay St. Louis, Mississippi – mars 1911 – LOC
« Maud Daly, cinq ans. Grace Daly, trois ans. Chacune trie environ un pot de crevettes par jour pour la Peerless Oyster Company. La plus jeune dit être la travailleuse la plus rapide. » Bay St. Louis, Mississippi – mars 1911 – LOC

Chez Hine, il y a un intérêt constant pour la protection sociale et les mouvements réformateurs. Il observe les conditions des immigrés aux États-Unis et dès 1905, commence sa première série documentaire sur l’immigration, se concentrant sur les vagues d’immigrants nouvellement arrivés à Ellis Island. Il photographie cette «nouvelle immigration», afflux récent d’immigrants du sud et de l’est de l’Europe, de 1904 à 1909. Les familles qui ont quitté Ellis Island et se sont déversées dans les villes, les usines et les fermes ont fortement influencé son travail ultérieur pour la protection de l’enfance et les conditions sociales de la classe ouvrière américaine.

Lutter contre le travail des enfants

La plupart des photographes et des photojournalistes cherchent une cause à défendre avec leurs photographies, Lewis Hine fait l’inverse, il utilise la photographie pour soutenir une cause. Il traverse le pays, prenant des photos d’enfants travaillant dans des usines, des mines, des fermes et des magasins, vendant des journaux, triant des fruits de mer… En bon enseignant, habitué à travailler avec des enfants, il parvient rapidement à gagner leur confiance. Si un enfant ne connaissait pas son âge ou refusait de lui donner, il mesurait subrepticement sa taille à l’aide des boutons de son gilet et calculait l’âge en conséquence.

Dans la légende d’une photo d’une jeune fille avec deux tresses en queue de cochon regardant frontalement l’objectif, Hine écrit: « L’une des fileuses de Whitnel Cotton Mill. Elle mesurait 51 pouces de haut. A été dans l’usine un an. Travaille parfois la nuit. Fait les 4 x 8 (1) – 48 cents par jour. Lorsqu’on lui a demandé quel âge elle avait, elle a hésité, puis a répondu: «Je ne me souviens pas», puis a ajouté confidentiellement: «Je ne suis pas assez âgée pour travailler, mais je le fais tout de même». Sur 50 employés, il y avait dix enfants de sa taille ».

Une autre photographie, prise à Jersey City, New Jersey, montre un petit corps froissé sur deux escaliers, des journaux étant utilisés comme oreiller de fortune; un jeune vendeur de journaux fait une pause pour dormir.

« Adrienne Pagnette, adolescente française analphabète, ne parle presque pas l’anglais. Est probablement âgée de 14 ou 15 ans. Salle de filature du dernier étage à Glenallen Mill. Son frère Francis a un travail régulier. Il a dit qu’il avait 15 ans, mais c’est peu probable. Sa sœur Anna a déclaré qu’elle avait 12 ans et qu’elle avait aidé sa sœur aînée à Glenallen Mill. J’y ai été tout l’été. Elle se tient à côté d’Adrienne sur la photo 2396 et sur la 2396A (fille plus grande). La photo 2396 montre toute la famille de 17 membres, dont 8 ou 10 travaillent dans l’usine. Presque tous sont analphabètes. Se pencher et pousser des boîtes lourdes est mauvais pour les jeunes filles adolescentes. » Winchendon, Massachusetts – septembre 1911 – LOC
« Adrienne Pagnette, adolescente française analphabète, ne parle presque pas l’anglais. Est probablement âgée de 14 ou 15 ans. Salle de filature du dernier étage à Glenallen Mill. Son frère Francis a un travail régulier. Il a dit qu’il avait 15 ans, mais c’est peu probable. Sa sœur Anna a déclaré qu’elle avait 12 ans et qu’elle avait aidé sa sœur aînée à Glenallen Mill. J’y ai été tout l’été. Elle se tient à côté d’Adrienne sur la photo 2396 et sur la 2396A (fille plus grande). La photo 2396 montre toute la famille de 17 membres, dont 8 ou 10 travaillent dans l’usine. Presque tous sont analphabètes. Se pencher et pousser des boîtes lourdes est mauvais pour les jeunes filles adolescentes. » Winchendon, Massachusetts – septembre 1911 – LOC

En 1910, environ deux millions d’enfants de moins de 15 ans travaillent aux États-Unis. Mais au début des années 1900, le travail des enfants commence à être considéré par beaucoup comme de l’esclavage. Hine le sait: « Il y a du travail qui profite aux enfants, et il y a du travail qui ne rapporte qu’aux employeurs. Le but d’employer des enfants n’est pas de les former, mais de tirer davantage de bénéfices de leur travail ».

« Jack Ryan, 6 ans, Jesse Ryan, 10 ans, Onem Smith, 12 ans vit au 1506 S. Robinson Street. Onem a déclaré: « Je n’ai jamais été à l’école de ma vie mais j’ai eu une assez bonne éducation – vendre des journaux. » Vendeur depuis 6 mois. Ces garçons ont été photographiés pendant les heures de classe dont ils s’absentent. » Oklahoma City, Oklahoma – 14 mars 1917 – LOC
« Jack Ryan, 6 ans, Jesse Ryan, 10 ans, Onem Smith, 12 ans vit au 1506 S. Robinson Street. Onem a déclaré: « Je n’ai jamais été à l’école de ma vie mais j’ai eu une assez bonne éducation – vendre des journaux. » Vendeur depuis 6 mois. Ces garçons ont été photographiés pendant les heures de classe dont ils s’absentent. » Oklahoma City, Oklahoma – 14 mars 1917 – LOC

En mission pour le National Child Labor Committee

Le projet documentaire de Hine et sa passion pour la réforme ne cesse de croître et en 1908, il cesse d’enseigner pour travailler en tant que photographe d’investigation pour le Comité national du travail des enfants (National Child Labor Committee – NCLC), une organisation créée pour abolir le travail des enfants. Hine était l’un des nombreux photographes embauchés par l’organisation pour enquêter et recueillir des preuves des conditions sordides dans lesquelles de nombreux enfants travaillaient. Ses photos sont exposées, transformées en diapositives pour être projetées lors de conférences et imprimées dans des magazines et des brochures. Ce travail aura une influence considérable sur l’évolution de la condition des enfants aux États-Unis.

« La photographie peut éclairer les ténèbres et révéler l’ignorance. »

En photographiant des enfants seuls, comme perdus au milieu de vastes usines devant d’immenses machines, Hine compose soigneusement ses images pour provoquer le regardeur, l’obliger à prendre conscience de la faiblesse de l’enfant face à l’oppression de l’activité qu’on lui impose et aux conditions de celle-ci. Personne ne peut rester insensible à ces représentations d’une souffrance silencieuse, de cette jeunesse avalée par l’industrie, vouée à exercer des métiers pénibles pour des salaires indécents et dans des conditions souvent épouvantables. Ces petits corps, ces jeunes visages, souvent sales, souvent tristes, déguisés en adultes et condamnés aux mêmes labeurs donnent sens à la tragédie qui se joue devant nos yeux.

« Madame Dora Stainers, 562 1/2 rue Decatur 39 ans. A commencé à filer dans une usine d’Atlanta à 7 ans, et travaille dans cette usine depuis 32 ans. Seulement 4 jours de scolarité dans sa vie. A commencé à 20 cents par jour. Le maximum qu’elle ait jamais gagné était de 1,75 $ par jour et maintenant elle gagne 1 $ par jour quand elle travaille. Elle cherche un emploi. Sa petite fille Lilie (photo) a le même âge qu’elle avait quand elle a commencé à travailler, mais la mère dit: « Je ne vais pas la mettre au travail si je peux l’aider. Je vais lui donner autant d’éducation que possible. Elle peut faire mieux que moi. » Mme Stainers est une femme aux capacités exceptionnelles compte tenu de sa formation. Contrairement à elle, une autre femme (son nom n’a pas été divulgué) travaille dans les usines d’Atlanta depuis 10 ans. Elle a commencé à 10 ans, mariée à 12 ans, est tombée malade et ne pourra peut-être plus jamais travailler. Sa mère est allée travailler très jeune dans la filature de coton. » Atlanta, Géorgie – mars 1915 – LOC
« Madame Dora Stainers, 562 1/2 rue Decatur 39 ans. A commencé à filer dans une usine d’Atlanta à 7 ans, et travaille dans cette usine depuis 32 ans. Seulement 4 jours de scolarité dans sa vie. A commencé à 20 cents par jour. Le maximum qu’elle ait jamais gagné était de 1,75 $ par jour et maintenant elle gagne 1 $ par jour quand elle travaille. Elle cherche un emploi. Sa petite fille Lilie (photo) a le même âge qu’elle avait quand elle a commencé à travailler, mais la mère dit: « Je ne vais pas la mettre au travail si je peux l’aider. Je vais lui donner autant d’éducation que possible. Elle peut faire mieux que moi. » Mme Stainers est une femme aux capacités exceptionnelles compte tenu de sa formation. Contrairement à elle, une autre femme (son nom n’a pas été divulgué) travaille dans les usines d’Atlanta depuis 10 ans. Elle a commencé à 10 ans, mariée à 12 ans, est tombée malade et ne pourra peut-être plus jamais travailler. Sa mère est allée travailler très jeune dans la filature de coton. » Atlanta, Géorgie – mars 1915 – LOC

Le Bureau des enfants est finalement transféré au Département du travail, ce qui constitue une étape importante dans la lutte contre le travail des enfants. En 1916, le Congrès adopte la loi Keating-Owens, établissant entre autres réformes un âge minimum de 14 ans pour les travailleurs du secteur manufacturier, de 16 ans pour les travailleurs des mines et un maximum de huit heures par jour de travail.

Faire évoluer les mentalités

Malheureusement, cette loi est jugée inconstitutionnelle dans la mesure où le Congrès ne pouvait pas contrôler les conditions de travail du commerce entre les états. C’est un coup très dur porté au mouvement opposé à l’exploitation des enfants, mais en 1920, le nombre d’enfants travailleurs a déjà diminué de moitié par rapport à 1910. Le travail de Hine commence à porter ses fruits et les mentalités évoluent.

« John Dempsey (avait 11 ou 12 ans). Il a dit qu’il n’aidait que le samedi. Jackson Mill, Fiskeville, R.I. (L’une des usines B.B. et R. Knight). Il travaillait fidèlement dans la salle des muletiers, un endroit dangereux pour les garçons. Je n’en ai trouvé aucun autre en dessous de 14 dans cette usine. » Fiskeville, Rhode Island – Avril 1909 – LOC
« John Dempsey (avait 11 ou 12 ans). Il a dit qu’il n’aidait que le samedi. Jackson Mill, Fiskeville, R.I. (L’une des usines B.B. et R. Knight). Il travaillait fidèlement dans la salle des muletiers, un endroit dangereux pour les garçons. Je n’en ai trouvé aucun autre en dessous de 14 dans cette usine. » Fiskeville, Rhode Island – Avril 1909 – LOC

Hine continue de travailler pour la réforme sociale, photographiant au fil des ans pour des études sociologiques, des magazines et pour la Croix-Rouge américaine en Europe juste après la Première Guerre mondiale. En 1926, il retourne à Ellis Island pour mettre à jour son dossier, en observant et en documentant les réformes qui n’avaient pas été réalisées.

« Il y avait deux choses que je voulais faire. Je voulais montrer les choses qui devaient être corrigées ; Je voulais montrer les choses qui devaient être appréciées. »

Ses reportages sur le travail des enfants constituent la part de ce qui devait être corrigé et son projet suivant cherche à faire ressortir la dignité au travail, ce qui devait être apprécié. Il passe ainsi toute l’année 1930 à documenter la construction de l’Empire State Building, prenant des centaines de photos des ouvriers et des conditions de travail. En 1932, il compile ses archives dans une exposition et un livre intitulé Men at Work .

Le Prix Lewis Hine

À cette époque, l’intérêt pour le travail de Hine diminue, son âge et sa singularité jouent contre lui. Alors que beaucoup de ses propositions sont rejetées, il utilise toujours son art pour soulever des questions et lutter en faveur des réformes sociales. En 1939, un an avant sa mort, une grande exposition lui est consacrée au Riverside Museum de New York et remet en lumière le formidable travail qu’il a produit durant toute sa carrière. Dans les années 1980, le NCLC crée le « Lewis Hine Award ». Aujourd’hui encore, le prix est décerné chaque année à dix récipiendaires pour services rendus à la jeunesse.

Texte & traduction des légendes et citations
Guillaume Pierre LEROY


Notes :
(1) Le 4 × 8 est un système qui consiste à faire tourner par roulement de huit heures consécutives quatre équipes sur un même poste, afin d’assurer un fonctionnement continu sur les 24 heures d’une journée, y compris le week-end. Les équipes changent de tranche horaire tous les deux jours.

L’œuvre de Hine, une collection de plus de 5 100 photographies et 355 négatifs sur verre, est conservée à la Bibliothèque du Congrès.

Les légendes des photographies présentées ici sont tirées de notes rédigées par Lewis Hine lui-même. Elles ont été conservées par la Library of Congress – LOC (Bibliothèque du Congrès). Très détaillées, ces notes constituent une documentation abondante et précise sur le sujet et apportent des informations complémentaires indispensables à sa compréhension.

En 2016 TIME publie une version colorisée de quelques images de Lewis Hine par la suédoise Sanna DULLAWAY. Cette spécialiste de la colorisation d’images anciennes présente d’autres images, notamment celle célèbre de Dorothea Lange « Migrant mother » sur son site : http://sannadullaway.com/.

Photo de couverture : « Une petite fileuse dans les usines de Mollahan, Newberry, S.C. Elle travaillait comme un vétéran, mais après avoir pris la photo, le surveillant est venu et m’a dit en s’excusant d’un ton pathétique, « Elle vient d’arriver ».  Puis, un instant plus tard, il a répété l’information. Les usines semblent être pleines de jeunes qui « viennent d’arriver »… Newberry, Caroline du Sud – 3 décembre 1908 – LOC