Joey L., le portrait à fleur de peau

Il y a des regards qui ne laissent personne indifférent. Des regards qui se posent comme une lumière douce et pourtant si pénétrante sur la face du monde. Joey Lawrence — Joey L. — est de ces photographes qui illuminent la vie et l’humanité toute entière. Son œuvre, tendue entre la précision chirurgicale du studio et les contingences du terrain, trace un sillon singulier dans la photographie contemporaine : celui d’un portraitiste du réel, traversé par la fiction du monde.

Un enfant de l’ombre et de la lumière

Joey Lawrence est né en 1989 à Lindsay, petite ville de l’Ontario canadien. Rien, dans cette enfance simple, ne prédestinait le garçon à devenir l’un des photographes les plus singuliers de sa génération. Pourtant, à sept ans, armé d’un modeste appareil photo numérique, il entreprend une épopée miniature : photographier ses figurines de dinosaures dans des scénographies improvisées. Dans ce jeu d’enfant s’esquisse déjà le rapport profond qu’il entretiendra avec l’image : mettre en scène le réel sans le trahir, révéler la présence du mythe dans la banalité.

Autodidacte, il apprend seul, dans l’ombre d’Internet, à manier les outils de la retouche, de l’éclairage, du cadrage. Loin des dogmes académiques, il bâtit son propre langage visuel à force d’essais et d’erreurs. Adolescent, il photographie des musiciens locaux, des amis, des inconnus croisés dans les rues de Toronto. Ce sont des années d’apprentissage intuitif : il découvre comment la lumière peut raconter une émotion, comment un visage peut porter le poids du monde.

À dix-huit ans, un événement vient bouleverser sa trajectoire : on lui confie la campagne promotionnelle du film Twilight. Du jour au lendemain, le jeune autodidacte des banlieues canadiennes se retrouve dans l’univers calibré d’Hollywood. Le succès le propulse à New York, où il s’installe à Brooklyn. Mais cette ascension fulgurante n’efface pas la soif originelle : celle de raconter les visages du monde, loin des projecteurs.

Un style façonné par le réel

« Je fais des portraits environnementaux stylisés » (Stylized environmental portraits), explique-t-il sobrement. Derrière cette définition technique se cache une philosophie : inscrire chaque individu dans son univers, sans le réduire à celui-ci. Chez Joey L., le décor n’est jamais un fond, mais un prolongement de l’identité. L’environnement devient un supplément d’âme.

Ses portraits sont reconnaissables entre tous : une lumière dense, quasi picturale, qui sculpte la matière comme un clair-obscur ; des visages marqués, mais fiers ; une intensité dans les regards, entre affirmation de soi et mélancolie. Le photographe joue du contraste, du relief, du grain. L’ombre n’est pas ici une absence de lumière, mais un souffle qui donne au visage sa profondeur.

Dans le monde de Joey L., chaque photographie semble contenir un rituel : l’accord tacite entre deux humanités, celle du sujet et celle du photographe. Rien n’est volé. Tout est partagé. L’image naît d’une rencontre lente, patiente, parfois précédée de jours entiers de silence et d’observation. Le photographe ne déclenche qu’au moment où la confiance est née.

L’Éthiopie et le berceau de l’humanité

En 2008, Joey L. découvre l’Éthiopie. Ce sera un choc, une renaissance. Il s’aventure dans la vallée de l’Omo, au sud du pays, là où vivent des peuples dont les traditions, les parures, les scarifications et les rituels composent une mosaïque fragile d’humanité. C’est le début d’une relation qui durera des années.

Sa série The Cradle of MankindLe Berceau de l’humanité — témoigne de cette rencontre. Les images, puissantes et frontales, révèlent la dignité des Karo, Mursi, Hamer, Dassanach… Chaque portrait est un dialogue : la lumière du photographe épouse les ornements du corps, la poussière, les peintures, les bijoux. Rien n’est exotique : tout est simplement humain.

Joey L. Ethiopia book © Joey L.
Joey L. Ethiopia book © Joey L.

Pour rompre avec la vision muséale des peuples « du bout du monde », Joey L. introduit volontairement des signes de modernité — un téléphone portable, une montre, un t-shirt occidental. Ces intrusions rappellent que ces peuples vivent dans le présent, pas dans des temps révolus. Le photographe parle d’un « stylistic date stamp », une marque temporelle pour affirmer que la tradition n’est pas un décor, mais un lien vivant, un pont entre le passé et le présent.

De cette immersion naîtra aussi un film : People of the Delta, un projet hybride mêlant fiction et documentaire. Là encore, les habitants jouent leur propre rôle, rejouent leurs mythes, se réinventent sous l’œil de la caméra. Joey L. ne prétend pas capturer la vérité : il crée les conditions pour qu’elle se manifeste.

La guerre et la poussière : les portraits kurdes

Quelques années plus tard, c’est vers d’autres visages qu’il se tourne : ceux des combattants kurdes. En 2015, il rejoint les lignes de front en Irak et en Syrie, où les milices YPG et YPJ (1) résistent à l’État islamique. Mais loin des clichés du photojournalisme, il choisit de photographier non la guerre, mais ceux qui la font.

Dans une lumière grise, presque céleste, il cadre des soldats fatigués, les mains noircies, le regard fixe. Ces portraits, réalisés au cœur du chaos, vibrent d’une humanité bouleversante. On y sent le courage, mais aussi l’usure, la solitude, la peur. L’arme, parfois visible, devient secondaire. Ce qui compte, c’est le regard : ce moment suspendu où l’on voit la guerre habiter un visage et un esprit.

Portrait of Evrim, Shingal Resistance Unit (YBŞ), March 12 2015, Sinjar Mountain, Iraq
 © Joey L.
Portrait of Evrim, Shingal Resistance Unit (YBŞ), March 12 2015, Sinjar Mountain, Iraq
 © Joey L.

Ces images, publiées dans The Independent, Vanity Fair Italia ou Time, ont marqué les consciences. Elles rappellent que la photographie peut être un acte de résistance silencieuse : un moyen d’accorder à ceux qu’on oublie une trace, une présence, une beauté.

L’étrange ordinaire : Halloween à Brooklyn

Revenir du front, c’est revenir à soi. Joey L. retrouve dans les rues de Brooklyn un autre théâtre du monde : celui d’Halloween. Depuis 2010, il photographie les déguisements, les visages maquillés, les masques, les enfants travestis en héros ou en monstres.

Cette série, en apparence légère, est un contrepoint magistral à ses travaux plus graves. Elle rappelle que le déguisement, au fond, n’est qu’une autre manière de dire la vérité : chacun porte en lui un personnage, un rôle, un secret. Sous les masques d’Halloween, Joey L. trouve la même intensité que dans les visages de la vallée de l’Omo : le besoin de paraître pour mieux exister.

Halloween à Brooklin © Joey L.
Halloween à Brooklin © Joey L.

Ses portraits new-yorkais dégagent une tendresse étrange : la ville y devient un village mythologique, un lieu où les dieux de l’enfance côtoient les fantômes modernes. La photographie retrouve ici sa fonction première : rendre visible le merveilleux dans la banalité du quotidien.

Méthode et éthique d’un regard

Ce qui distingue Joey L., au-delà du style, c’est la méthode. Il ne se contente pas de photographier : il habite les lieux, il s’enracine. Avant de sortir son appareil, il apprend les gestes, les mots, les coutumes. Il boit le café, il rit, il écoute. C’est seulement lorsque les barrières tombent qu’il commence à photographier.

« Prendre une photo, c’est l’acte le plus court du processus. Le plus long, c’est de mériter ce moment.»

Il transporte toujours deux ou trois disques durs, copie ses images en double, les cache dans des sacs différents. Non par manie, mais par respect : parce qu’il sait qu’un cliché, parfois, est la seule mémoire qu’il restera d’un visage.

Il retouche ses images lui-même, avec minutie, comme un peintre qui polit sa toile. Pourtant, il ne cherche jamais la perfection : les rides, les cicatrices, la poussière sont les respirations mêmes de la vérité. Ce soin extrême, à la fois artisanal et spirituel, est au cœur de son œuvre.

Joey L. a également choisi de partager son savoir : formations, tutoriels, vidéos, masterclasses. Il enseigne non pour créer des disciples, mais pour éveiller des regards. Son discours, empreint d’humilité, tranche avec l’arrogance de certains milieux artistiques. Il parle d’expérience, de patience, de respect — trois vertus rares à l’ère du clic instantané.

Le poids des images

Mais être photographe, c’est aussi porter des dilemmes. Comment représenter les peuples autochtones sans les réduire à une carte postale ? Comment photographier la guerre sans en faire un spectacle ? Joey L. affronte ces tensions avec lucidité. Ses images ne prétendent pas à l’objectivité, mais à la fidélité : fidélité à un instant partagé, à une émotion ressentie.

L’éthique de Joey L. tient dans cette phrase implicite : je suis ici avec toi, pas sur toi. L’image n’est pas un prélèvement, mais une offrande. Il se garde de toute esthétisation excessive, tout en revendiquant la beauté comme outil de compréhension. Il ne croit pas à la neutralité du regard : il assume la subjectivité, mais la guide par la bienveillance.

Cette conscience du regard traverse toutes ses séries. Photographier, pour lui, n’est pas dominer, mais au contraire s’incliner. C’est accepter d’être transformé par celui qu’on photographie.

Récompenses et rayonnement

Son parcours n’a pas tardé à être reconnu. Lauréat des International Photography Awards en 2009 et 2015, Joey L. a été salué par la presse internationale : Time, National Geographic, The New Yorker, Vanity Fair Italia, The Independent.

Rosamund Pike photographiée sur le tournage du film HOSTILES au Nouveau Mexique. © Joey L.
Rosamund Pike photographiée sur le tournage du film HOSTILES au Nouveau Mexique. © Joey L.

Il a photographié Robert De Niro, Jessica Chastain, Martin Sheen. Des campagnes pour Canon, Lavazza, l’armée américaine, ou encore la chaîne History Channel lui ont offert des terrains d’expérimentation où il conjugue technique et poésie.

En 2014, la société Eyefi l’a classé parmi les trente photographes les plus influents sur les réseaux sociaux. Ce n’est pas anecdotique : Joey L. a su utiliser la puissance du numérique sans s’y dissoudre. Il prouve qu’on peut exister dans le flux sans renoncer à la profondeur.

Héritage et lumière

Ce qui demeure, dans l’œuvre de Joey L., c’est une quête de l’Autre. Qu’il photographie un soldat kurde, une femme Mursi, un enfant new-yorkais déguisé en vampire, il cherche la même chose : l’instant où l’humanité affleure, où la vérité se glisse entre deux respirations.

On pourrait dire de lui qu’il est un poète du visible. Ses images ne décrivent pas, elles racontent. Elles se tiennent à la frontière de la peinture et du témoignage, du documentaire et du rêve. Dans chaque portrait, on sent l’écho de quelque chose de plus grand : la conscience que le monde, dans toute sa diversité, partage un seul et même visage.

Le regard comme refuge

La photographie de Joey L. nous ramène à l’essentiel : le regard comme refuge. Il nous rappelle que photographier, c’est avant tout aimer ce que l’on regarde. C’est dire : je te vois. Ses portraits, pourtant figés, semblent respirer. Ils nous observent autant que nous les observons. Ils nous interrogent : que faisons-nous du regard ? Sommes-nous capables, encore, de voir avec lenteur ? Joey L., le voyageur canadien devenu citoyen du monde, nous laisse cette leçon silencieuse : la beauté n’est pas une décoration du réel, mais une manière de lui rendre justice.

 

Guillaume Pierre LEROY

 


Notes :

  1. Les YPJ et YPG sont l’aile armée d’une coalition kurde qui a pris le contrôle sur l’essentiel du Nord de la Syrie à prédominance kurde dénommé Rojava.