L’une des meilleures photographes de portrait de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, Gertrude Käsebier a pu s’adonner à sa passion dont elle fit sa profession, en défiant les maigres attentes de la société à l’égard des femmes de son époque. Elle a non seulement admirablement mené sa carrière, pour elle-même, mais a également contribué à élever la photographie au statut de beaux-arts. Ses œuvres sont apparues dans d’importantes expositions et magazines, notamment Ladies’Home Journal et Everybody’s Magazine.
Née Gertrude Stanton à Fort Des Moines (aujourd’hui Des Moines, dans l’Iowa) en 1852, Gertrude Käsebier est issue d’une famille de la classe moyenne. Enfant, elle a passé quelques années dans le Colorado, ce qui allait influencer son art, avant de déménager avec sa famille à l’âge de 12 ans à Brooklyn, New York, suite au décès de son père. Selon ses proches, elle avait toujours été une enfant indépendante avec un goût prononcé pour l’art.
Elle épousa Eduard Käsebier en 1874 et ils eurent trois enfants. Käsebier écrivit plus tard qu’elle fut néanmoins malheureuse durant la plus grande partie de son mariage. Elle dit « Si mon mari était allé au Paradis, j’aurais voulu aller en Enfer. Il était épouvantable… Rien n’était jamais assez bien pour lui ». À l’époque, le divorce était considéré comme une chose absolument scandaleuse, et le couple resta donc marié tout en menant leurs vies séparément après 1880. Ce mariage malheureux inspira Gertrude pour une de ses photos au titre le plus frappant « Yoked and Muzzled – Marriage » (Sous le joug et muselée – le mariage) aussi connue sous le nom « Yoked and Muzzled – Find the Parallel », vers 1915.

À une époque où les femmes, en particulier celles qui avaient une famille, devaient rester à la maison et se comporter en ménagères respectueuses, Gertrude Käsebier Stanton avait bien d’autres choses en tête. Elle voulait étudier la peinture, voyager et avoir une carrière en dehors de son mari. C’était une femme moderne dans tous les sens du terme. Elle savait qu’elle pouvait faire plus que ce que l’on attendait d’elle.
Une femme indépendante
Avec le temps et les années, l’indépendance de Käsebier n’a jamais faibli et elle n’a pas non plus laissé son malheureux mariage de lui faire obstacle. Ce n’est que lorsque ses enfants furent un peu plus âgés qu’elle décida de s’inscrire au Pratt Institute de Brooklyn, nouvellement créé, pour suivre sa passion. Même si elle aimait prendre des photos de sa famille, son premier amour restait la peinture. En 1889, elle commence ainsi à étudier le dessin et la peinture, ce qui aura un impact sur son futur travail de photographe.
Après avoir obtenu son diplôme, Käsebier entreprend de visiter la France, où elle réalise que sa véritable passion était la photographie. En s’inscrivant pleinement dans le mouvement pictorialiste, les techniques utilisées par Käsebier lui ont offert cette capacité de manipuler les images, leur donnant un style onirique. Son expérience et sa pratique de la peinture, lui permettent de puiser son inspiration dans de nombreuses œuvres d’art de l’époque, y compris celles de James McNeill Whistler, Mary Cassatt et les symbolistes.

La reconnaissance de ses pairs
Pour ses photographies remarquablement créatives, elle a reçu dès le début de sa carrière de nombreuses distinctions. Elle remporte deux concours en 1894 et ouvre son propre studio de portrait en 1897, qui connaîtra un grand succès. En 1898, elle est choisie pour participer au Philadelphia Photographic Salon où dix de ses photographies sont exposées. En 1900, Käsebier est présentée à Paris dans une exposition qui regroupent exclusivement des femmes photographes américaines. Elle attire l’attention de nombreuses personnes influentes et de nombreux artistes. Elle va d’ailleurs profiter de ce voyage pour photographier quelques artistes français dont Auguste Rodin qu’elle rencontrera à plusieurs reprises dans son atelier.
Aux États-Unis, le photographe emblématique Alfred Stieglitz s’intéresse à ses photographies artistiques et, lorsqu’il réunit le groupe « Photo-Secession », il invite Käsebier à en devenir membre fondatrice. Il estimait que son travail incarnait tout ce qu’il voulait que la photographie soit : un média capable de produire d’incroyables œuvres d’art. Käsebier connaît alors un succès fulgurant sur la scène artistique et devient une pionnière en élevant la photographie au rang d’art.

Une artiste de la féminité
Le travail photographique de Käsebier porte principalement sur la féminité, qui se manifeste notamment dans la maternité victorienne et les scènes domestiques. Ses photographies, parfois d’une beauté envoûtante, sont toujours empreintes d’un caractère éminemment artistique. La manière dont elle utilise la lumière et traite ses photos donne souvent aux œuvres une qualité picturale avec des traits doux et des lignes floues. Elle ne capte pas simplement un moment; elle imprègne ses photographies d’une émotion palpable. Deux exemples exquis de ses photos de maternité qui capturent un moment intime et tendre entre la mère et l’enfant sont : Blessed Art Thou among Women (1899) et la Vierge et l’Enfant qui inspirent The Manger (1899). Sur les deux photos, les mères sont concentrées sur leurs enfants et habillées de vêtements blancs pour souligner leur nature maternelle et leur pureté.

Même si elle est largement connue pour ses photos consacrant la maternité, Käsebier a également dépeint d’autres aspects de la féminité. Certaines femmes sont présentées comme des femmes fatales, exotiques, tandis que d’autres sont dépeintes comme des femmes exemptes d’idéaux féminins, allant parfois jusqu’aux stéréotypes. Dans le portrait qu’elle réalise d’Evelyn Nesbit, mannequin et showgirl, Nesbit regarde le spectateur, vêtu de blanc, et tenant un petit pichet, censé représenter sa virginité. Cependant, avec son regard et la manière dont le pichet est positionné, le spectateur sait que la femme qu’elle incarne n’est pas si innocente. Il y a chez Käsebier une subtile émancipation de la femme qui se dévoile en douceur presque sans y toucher.
Evelyn Nesbit (1900) à gauche et Rose O’Neill (1907) à droite par Gertrude Käsebier. LOC
Rose O’Neill, quant à elle, a été photographiée pour montrer un nouveau type de féminité : la femme qui pouvait penser par elle-même et faire des choses pour elle-même sans avoir de comptes à rendre à personne. Elle est toujours vêtue de blanc mais avec un apport de couleurs et de motifs, une cigarette à la main, et regardant droit vers le spectateur. Cette femme forte et indépendante, presque rebelle, n’a plus à être dépeinte comme la femme victorienne typique, elle est libre.
Si la majorité de son travail artistique représente la féminité sous toutes ses formes, un portrait de Gertrude Käsebier ne serait pas complet sans mentionner ses autres travaux. En tant que photographe commerciale, elle a réalisé régulièrement des portraits de personnes importantes et influentes dans son studio et des portraits d’autres artistes dans leurs propres studios.
Ses amis les amérindiens
Elle a également réalisé une série de photographies d’Amérindiens. Enfant du Colorado, elle avait de nombreux amis amérindiens et ils lui ont fait forte impression. Lorsque le Wild West Show de Buffalo Bill est arrivé à New York, Käsebier les a invités dans son studio et a continué à les photographier au fil des ans ; cependant, elle n’a jamais vendu ces portraits par respect pour les Amérindiens.

par Gertrude Käsebier, 1900. LOC
Considérée à juste titre comme une artiste, Gertrude Käsebier était avant tout une photographe commerciale, situation qui provoquait des tensions non seulement entre elle et son mari, mais aussi avec le photographe Alfred Stieglitz. Son mari était contrarié qu’elle puisse gagner de l’argent et soutienne financièrement la famille, tandis que Stieglitz était généralement opposé aux artistes travaillant pour de l’argent. Elle a cependant continué à travailler même si son mari s’y opposait. Quant à sa relation avec Stieglitz, Käsebier a finalement quitté le groupe « photo-secession » et a continué à créer et à exposer en toute indépendance. Elle a même continué à enseigner à Clarence White, école de photographie pourtant proche du mouvement qu’elle venait de quitter,. Elle y ouvrira la voie à de futures photographes célèbres, comme Dorothea Lange, qui était étudiante dans cette même institution.
Guillaume Pierre LEROY
Photo à la une : Gertrude Käsebier, The sketch, Beatrice Baxter, 1902 – recadrée – LOC